voyage en enfance
On peut détruire
le souvenir avec des mots, mais non la beauté de ce souvenir. (Dominique
Blondeau)
Mes grands-parents
Dans
le tourbillon des plaisirs évoqués précédemment,
aucun n'était à la hauteur du bonheur que j'éprouvais
à me rendre chez mes grands-parents. Chez eux j'étais
la reine, rien n'était trop beau pour moi et mon grand-père
me consacrait tout son temps. Et puis j'aimais leur demeure
avec toutes ses choses anciennes qui avaient traversé
les ans.
La maison, mitoyenne, s'agrémentait d'un jardin touffu,
planté de partout. On entrait par l'arrière-cuisine,
la seule pièce dotée d'eau courante. C'est là
que ma grand-mère lavait le linge et cuisinait sur un
réchaud à deux feux, plus tard remplacé
par une gazinière pourvu d'un four, c'est là que
se faisaient la vaisselle et la toilette sur une dalle blanche
comme chez moi, au dessus de laquelle pendait un miroir au cadre
en bois. Cette modeste pièce au sol cimenté donnait
sur la salle avec ses deux buffets sculptés couverts
de bibelots rapportés de vacances, sa desserte, sa lourde
table, sa machine à coudre au bruit de mitraillette,
ses assiettes à dessert posées sur le vaisselier,
qui m'attiraient irrésistiblement à cause de leurs
illustrations et son chien couché, en faïence, posé
sur un piano droit, seul véritable prétexte pour
aller dans cet endroit où autrement nul ne séjournait,
faute de chauffage..

A côté, s'ouvrait la cuisine,
la pièce chauffée où on vivait : un buffet
ancien, une cuisinière en fonte, deux tables couvertes
de toile cirée, l'une d'elle portant plusieurs cages
à oiseaux, des assiettes accrochées au mur et
une desserte où trônait le poste de radio, remplacé
beaucoup plus tard par la télévision. Sous le
poste, un tiroir recelait quelques trésors, deux ou trois
crayons habilement taillés au couteau, un pot de colle
à la gomme arabique, un ou deux stylos bic bleus à
embouts rétractables, une gomme à encre qui salissait
le papier plus qu'elle ne gommait...
Près de la porte, les tabliers de ma grand-mère
pendaient au porte-manteau, elle en avait toujours deux ou trois
en cours d'usage. Dans cette cuisine, habitée d'images
vivantes, elle repassait avec ses fers en fonte à chauffer
sur le feu, pulvérisait le café dans un moulin
à manivelle dont le petit tiroir délivrait la
poudre odorante, écrasait la soupe avec un moulin à
légumes manuel et veillait attentivement à ce
que personne ne s'approchât de sa lampe à pétrole,
précieux objet auquel elle semblait tenir plus que tout
et que je n'ai jamais vu fonctionner, ma génération
ayant d'emblée connu l'électricité. D'ailleurs
au fil des ans, les fers, les moulins, tout est devenu électrique,
ici comme chez tout le monde.

A l'étage deux grandes chambres débouchaient
sur un escalier en bois, tandis qu'à mi-hauteur, une
pièce plus étroite dont la fenêtre donnait
sur le toit, avait d'abord été la chambre de mon
oncle pendant sa jeunesse avant de devenir un débarras
qu'on appela grenier quand il eut quitté le logis et
enfin d'abriter mon lit quelques années plus tard. L'une
des deux chambres du haut était chauffée par un
feu continu tandis que la deuxième était tempérée
par le tuyau de la cuisinière qui passait dans le mur.

Dans la cour, plusieurs bâtiments permettaient
de ranger des vieilleries de tous acabits. En pénétrant
dans le plus proche de l'arrière-cuisine, on atteignait
la cave profonde et glaciale, avec son escalier abrupt et sombre,
cave qui avait couramment servi d'abri pendant la guerre, lors
des bombardements. Dans ce bâtiment, qu'on appelait l'atelier,
se trouvait un établi en bois épais contre lequel
était appuyée la mobylette de mon grand-père,
celle avec laquelle, quand il a été en retraite,
il venait nous rendre visite les après-midis à
Grand Quevilly, juste pour passer une heure avec nous ou quelquefois
retapisser une chambre qui en avait besoin. Elle voisinait avec
tout un bric-à-brac de cartons, caisses, seaux, bassines,
baquets, boîtes à outils, sans oublier pots de
peinture et pinceaux car dans les années 50, les mélanges
de peinture étaient réalisés à domicile,
à l'aide de colorants qu'il fallait doser avec précaution,
pour obtenir la couleur désirée. Et il valait
mieux en préparer plus que nécessaire, car s'il
en avait manqué, il n'aurait pas été évident
de retrouver la teinte exacte !
A l'extérieur près de la porte, un tonneau recueillait
l'eau de pluie qui servait pour la toilette. Mais quel problème
pour rincer le gant, avec cette eau douce qui moussait, moussait
!
Le terrain par lui-même, complètement entouré
de haies de troènes, figurait une sorte de jardin de
curé, un lieu magique, une seule allée étroite
au milieu d'une végétation dense, muguet, iris,
pieds d'alouette, mahonia, dahlias, arums, géraniums,
lilas, une pelouse grande comme un mouchoir de poche, un pied
d'anis en bordure dont je suçais les tiges au goût
délicieux et au-dessus un pommier immense qui la recouvrait
presqu'entièrement. Sur la façade de la maison
grimpait allègrement un rosier aux fleurs pompons de
couleur rose.
Tout au fond de l'enclos, passé un détour de l'allée
qui à cet endroit s'agrémentait d'un prunier,
d'un pêcher et de divers arbustes, on butait contre un
grillage derrière lequel on devinait un poulailler avec
une cabane en bois pour abriter les volatiles la nuit. J'aimais
aller ramasser les oeufs fraîchement pondus et je m'amusais
beaucoup de l'oeuf en porcelaine destiné à montrer
aux poules l'endroit où elles devaient pondre. Plus tard,
ce poulailler est devenu potager, et la cabane un endroit où
ranger des outils et un fourbi hétéroclite. Sur
ses murs, sur son toit courait une vigne grimpante, comme aussi
sur l'arrière de la demeure. Elle avait été
taillée et attachée de façon qu'elle longeait
le mur, passant au-dessus de la porte pour continuer sur le
côté opposé. Le raisin qu'elle produisait,
pour être de petite taille, ne s'en révélait
pas moins sucré. Mais les oiseaux vivaient là
par myriades, attirés par les miettes de pain jetées
au quotidien, c'est pourquoi mon grand-père enveloppait
patiemment chaque grappe dans un sachet en papier marron, de
ceux dans lesquels on vendait les fruits sur le marché,
et ainsi, nous arrivions à voler le raisin aux oiseaux
qui sans ce stratagème, ne nous en auraient pas laissé
un grain !
Il tentait diverses expériences dans son domaine, espèce
de laboratoire en plein air, greffant des rosiers sur des églantiers,
multipliant les plantes, bouturant les lilas et autres arbustes,
plantant des noyaux de pêche ou de prunes qui se développaient,
donnant à leur tour des fruits, quelques dix ans plus
tard...



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Aujourd'hui,
la maison a été vendue et rénovée
par les nouveaux propriétaires. Quant au jardin, il n'en
reste rien ! Deux arbustes chétifs, un vague rosier sur
le mur de côté, deux bandes dallées bien
propres qui conduisent aux garages en lieu et place de l'ancien
poulailler, plus de fleurs, plus de végétation,
plus de haies !

Ma vie à Sotteville, riche en menus
plaisirs, était un enchantement. Outre les promenades,
sur lesquelles je reviendrai plus loin, je m'attachais à
diverses occupations. L'une d'entre elles, le concours "Poustiquet"
publié par le journal Paris-Normandie, se révélait
une grande affaire familiale. Chaque jour, deux images de BD
étaient publiées évoquant des faits de
société et tandis que Poustiquet était
pour, sa femme Hortense était contre, ou inversement
(par exemple "Pour ou contre la peine de mort"). La
difficulté du concours venait du fait qu'il fallait prévoir
quel serait le vote de tous les participants, le but du jeu
étant de se rapprocher le plus possible de l'ensemble
des opinions émises. On en discutait en famille, ma mère
aussi participait à ce concours et souvent les discussions
allaient bon train pour essayer de deviner les réponses
probables de la majorité des concurrents... Bien sûr,
personne de chez nous n'a jamais gagné !

Mon grand-père me racontait beaucoup
d'histoires, celle par exemple de son premier chausson aux pommes.
Etant apprenti boulanger à 12 ans, il avait voulu montrer
son savoir-faire en rentrant chez lui et avait proposé
de confectionner un chausson aux pommes familial, dans lequel
sans doute, il avait fait quelque erreur de fabrication, puisque
celui-ci à force de monter, était venu se coller
aux parois du four ! Il expliquait aussi comment son patron
réalisait les puddings en récupérant les
divers invendus et en les mélangeant, gâteaux aux
fruits, à la confiture ou au chocolat, tout y passait...
Par la suite, il était entré au chemin de fer,
alors il me parlait de son métier de cheminot. Il m'emmenait
à la gare de triage et depuis le pont de Quatre-Mares
qui enjambait les rails, nous restions des heures à regarder
les wagons sur les aiguillages, tandis qu'il m'en commentait
le fonctionnement. Je trouvais ça passionnant. Il me
racontait qu'il ne fallait surtout pas se tromper d'aiguillage
et à la suite il enchaînait généralement
sur les bombes qui avaient lapidé le triage pendant la
guerre, celles dont le bruit effrayait mais qui n'étaient
pas pour eux et plus insidieuses, celles qu'on n'entendait pas
venir et qui à coup sûr tombaient sur la gare.


Il évoquait alors les difficultés
de la guerre, les tickets de rationnement, les provisions qu'il
allait acheter à vélo, dans les fermes des environs,
les rutabagas, la chicorée (que des années plus
tard ma grand-mère continuait de mélanger à
son café), les alertes et la course pour s'abriter dans
la cave, Radio-Londres avec son émission clandestine
"Les français parlent aux français",
la libération, les plages du débarquement, Oradour-sur-Glane,
Sainte-Mère-Eglise et tous ces parachutistes tués
en vol avant même d'avoir pu atterrir...
Quand je me promenais avec mon grand-père,
il ne se passait pas de sortie, sans l'achat d'une friandise,
mes préférées étant les rochers
congolais et les friands délicatement parfumés.
Il m'emmenait un peu partout, chez les commerçants place
de Verdun, place de l'Hôtel de ville, à la librairie
au bout de la rue des Abeilles, à la carrière
pour jeter des encombrants, au marché le jeudi et le
dimanche, au stade Sottevillais pour regarder les baigneurs
dans la piscine en plein air, sur la terrasse des Nouvelles
Galeries où je prenais un chocolat chaud et montais sur
le cheval à bascule moyennant une piécette glissée
dans la fente, au jardin des plantes de Sotteville pour voir
les serres ou nous asseoir près des bassins où
parmi les gros poissons rouges, voguaient de légers voiliers
poussés par un courant d'air. Parfois, quand un évènement
importait était diffusé à la télévision,
nous nous arrêtions un moment devant une vitrine d'électroménager,
et nous regardions l'envoûtant petit écran, depuis
le trottoir !
A mardi gras, nous entrions dans la salle
des fêtes où concouraient les enfants déguisés
et je restais en admiration devant les princesses en robe satinée
et autres reines d'un jour.
Comme il avait été cheminot, il ne payait pas
le train, ainsi nous le prenions volontiers. Nous nous rendions
au jardin public de Oissel, avec un casse-croûte pour
le goûter et une banale bouteille en fer blanc pleine
d'eau, fermée par un bouchon mécanique. Nous passions
l'après-midi au milieu des fleurs. De temps à
autre, nous allions à Rouen à la gare rue verte,
au musée d'histoire naturelle, à la tour Jeanne
d'Arc...
Le summum, c'était quand nous mettions le cap sur la
mer; dans ce cas ma grand-mère était de la partie
aussi. Ce voyage en train était réellement magique
pour moi qui ne connaissais que la voiture comme moyen de transport.
Nous arrivions à Dieppe en fin de matinée, pique-niquions
sur la plage et après quelques heures bien remplies,
nous regagnions le logis et j'avais la tête pleine de
rêves.
A certaines périodes de l'année,
mes grands-parents allaient passer quelques jours rue du Vert-Buisson
à Grand Quevilly, au domicile de mon arrière-grand-mère
qui sur la fin de ses jours était venue s'installer chez
eux, parce que frappée d'une paralysie partielle. Ils
craignaient que la résidence inhabitée ne fût
réquisitionnée, on l'entendait dire parfois, et
c'est pourquoi ils y séjournaient quelques semaines par
an. Pour moi, rien de plus facile que de leur rendre visite
en traversant une propriété au bout de la rue
Fleury !
Même si je n'habitais plus avec eux, j'allais souvent
les voir à Sotteville. De surcroît, mes parents
les emmenaient de temps en temps en voiture pour une sortie
dominicale, un meeting aérien, une excursion à
Cabourg-Houlgate d'où nous revenions chargés de
coques ramassés dans le sable après une baignade
dans l'eau froide de la côte normande. Quelquefois, nous
nous rendions à Caudebec-en-Caux pour voir le mascaret.
Ce phénomène, annoncé à l'avance
dans le journal, ne se produisait que dans certaines conditions
de vent et de marée. Une vague d'environ deux mètres
de haut remontait la Seine à grande allure en affrontant
le courant descendant ce qui constituait un danger pour ceux
qui se seraient aventurés trop près de la berge.
C'était un spectacle très couru et la foule y
venait en masse, cependant en 1963, les aménagements
des rives de la Seine ont causé sa disparition.
En janvier, pour les voeux de bonne année,
nous conduisions mes grands-parents dans la famille, à
Crèvecoeur-en-Auge par exemple, ou au Vaudreuil chez
un couple de personnes âgées, dont le logis me
déplaisait, odeur de fumée froide de la cheminée,
chats empaillés un peu partout, sorte de musée
sombre et figé dans le temps. Je préférais
de beaucoup aller jouer dans le vaste clos alentour.

Mes grands-parents ont disparu l'un suivant l'autre, elle en
1990 et lui trois ans plus tard, après un très
long chemin ensemble, à travers les épreuves de
la guerre, les difficultés de la vie mais aussi et surtout
les petits plaisirs quotidiens, l'harmonie sereine, la sagesse
rassurante, l'affection bienveillante, le bonheur tranquille...
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