Mes grands-parents
Dans le tourbillon des plaisirs évoqués
précédemment, aucun n'était à la hauteur
du bonheur que j'éprouvais à me rendre chez mes grands-parents.
Chez eux j'étais la reine, rien n'était trop beau
pour moi et mon grand-père me consacrait tout son temps.
Et puis j'aimais leur demeure avec toutes ses choses anciennes qui
avaient traversé les ans.
La maison, mitoyenne, s'agrémentait d'un jardin touffu, planté
de partout. On entrait par l'arrière-cuisine, la seule pièce
dotée d'eau courante. C'est là que ma grand-mère
lavait le linge et cuisinait sur un réchaud à deux
feux, plus tard remplacé par une gazinière pourvu
d'un four, c'est là que se faisaient la vaisselle et la toilette
sur une dalle blanche comme chez moi, au dessus de laquelle pendait
un miroir au cadre en bois. Cette modeste pièce au sol cimenté
donnait sur la salle avec ses deux buffets sculptés couverts
de bibelots rapportés de vacances, sa desserte, sa lourde
table, sa machine à coudre au bruit de mitraillette, ses
assiettes à dessert posées sur le vaisselier, qui
m'attiraient irrésistiblement à cause de leurs illustrations
et son chien couché, en faïence, posé sur un
piano droit, seul véritable prétexte pour aller dans
cet endroit où autrement nul ne séjournait, faute
de chauffage..
A côté, s'ouvrait la cuisine, la
pièce chauffée où on vivait : un buffet ancien,
une cuisinière en fonte, deux tables couvertes de toile cirée,
l'une d'elle portant plusieurs cages à oiseaux, des assiettes
accrochées au mur et une desserte où trônait
le poste de radio, remplacé beaucoup plus tard par la télévision.
Sous le poste, un tiroir recelait quelques trésors, deux
ou trois crayons habilement taillés au couteau, un pot de
colle à la gomme arabique, un ou deux stylos bic bleus à
embouts rétractables, une gomme à encre qui salissait
le papier plus qu'elle ne gommait...
Près de la porte, les tabliers de ma grand-mère pendaient
au porte-manteau, elle en avait toujours deux ou trois en cours
d'usage. Dans cette cuisine, habitée d'images vivantes, elle
repassait avec ses fers en fonte à chauffer sur le feu, pulvérisait
le café dans un moulin à manivelle dont le petit tiroir
délivrait la poudre odorante, écrasait la soupe avec
un moulin à légumes manuel et veillait attentivement
à ce que personne ne s'approchât de sa lampe à
pétrole, précieux objet auquel elle semblait tenir
plus que tout et que je n'ai jamais vu fonctionner, ma génération
ayant d'emblée connu l'électricité. D'ailleurs
au fil des ans, les fers, les moulins, tout est devenu électrique,
ici comme chez tout le monde.
A l'étage deux grandes chambres débouchaient
sur un escalier en bois, tandis qu'à mi-hauteur, une pièce
plus étroite dont la fenêtre donnait sur le toit, avait
d'abord été la chambre de mon oncle pendant sa jeunesse
avant de devenir un débarras qu'on appela grenier quand il
eut quitté le logis et enfin d'abriter mon lit quelques années
plus tard. L'une des deux chambres du haut était chauffée
par un feu continu tandis que la deuxième était tempérée
par le tuyau de la cuisinière qui passait dans le mur.
Posées
sur un vaisselier, ces assiettes à dessert
m'attiraient irrésistiblement, à cause de leurs
illustrations. |
|
Dans la cour, plusieurs bâtiments permettaient
de ranger des vieilleries de tous acabits. En pénétrant
dans le plus proche de l'arrière-cuisine, on atteignait la
cave profonde et glaciale, avec son escalier abrupt et sombre, cave
qui avait couramment servi d'abri pendant la guerre, lors des bombardements.
Dans ce bâtiment, qu'on appelait l'atelier, se trouvait un
établi en bois épais contre lequel était appuyée
la mobylette de mon grand-père, celle avec laquelle, quand
il a été en retraite, il venait nous rendre visite
les après-midis à Grand Quevilly, juste pour passer
une heure avec nous ou quelquefois retapisser une chambre qui en
avait besoin. Elle voisinait avec tout un bric-à-brac de
cartons, caisses, seaux, bassines, baquets, boîtes à
outils, sans oublier pots de peinture et pinceaux car dans les années
50, les mélanges de peinture étaient réalisés
à domicile, à l'aide de colorants qu'il fallait doser
avec précaution, pour obtenir la couleur désirée.
Et il valait mieux en préparer plus que nécessaire,
car s'il en avait manqué, il n'aurait pas été
évident de retrouver la teinte exacte !
A l'extérieur près de la porte, un tonneau recueillait
l'eau de pluie qui servait pour la toilette. Mais quel problème
pour rincer le gant, avec cette eau douce qui moussait, moussait
!
Le terrain par lui-même, complètement entouré
de haies de troènes, figurait une sorte de jardin de curé,
un lieu magique, une seule allée étroite au milieu
d'une végétation dense, muguet, iris, pieds d'alouette,
mahonia, dahlias, arums, géraniums, lilas, une pelouse grande
comme un mouchoir de poche, un pied d'anis en bordure dont je suçais
les tiges au goût délicieux et au-dessus un pommier
immense qui la recouvrait presqu'entièrement. Sur la façade
de la maison grimpait allègrement un rosier aux fleurs pompons
de couleur rose.
Tout au fond de l'enclos, passé un détour de l'allée
qui à cet endroit s'agrémentait d'un prunier, d'un
pêcher et de divers arbustes, on butait contre un grillage
derrière lequel on devinait un poulailler avec une cabane
en bois pour abriter les volatiles la nuit. J'aimais aller ramasser
les oeufs fraîchement pondus et je m'amusais beaucoup de l'oeuf
en porcelaine destiné à montrer aux poules l'endroit
où elles devaient pondre. Plus tard, ce poulailler est devenu
potager, et la cabane un endroit où ranger des outils et
un fourbi hétéroclite. Sur ses murs, sur son toit
courait une vigne grimpante, comme aussi sur l'arrière de
la demeure. Elle avait été taillée et attachée
de façon qu'elle longeait le mur, passant au-dessus de la
porte pour continuer sur le côté opposé. Le
raisin qu'elle produisait, pour être de petite taille, ne
s'en révélait pas moins sucré. Mais les oiseaux
vivaient là par myriades, attirés par les miettes
de pain jetées au quotidien, c'est pourquoi mon grand-père
enveloppait patiemment chaque grappe dans un sachet en papier marron,
de ceux dans lesquels on vendait les fruits sur le marché,
et ainsi, nous arrivions à voler le raisin aux oiseaux qui
sans ce stratagème, ne nous en auraient pas laissé
un grain !
Il tentait diverses expériences dans son domaine, espèce
de laboratoire en plein air, greffant des rosiers sur des églantiers,
multipliant les plantes, bouturant les lilas et autres arbustes,
plantant des noyaux de pêche ou de prunes qui se développaient,
donnant à leur tour des fruits, quelques dix ans plus tard...
Aujourd'hui, la maison a été vendue et rénovée
par les nouveaux propriétaires. Quant au jardin, il n'en
reste rien ! Deux arbustes chétifs, un vague rosier sur le
mur de côté, deux bandes dallées bien propres
qui conduisent aux garages en lieu et place de l'ancien poulailler,
plus de fleurs, plus de végétation, plus de haies !

Le jardin de mon grand-père en
1966. |
Un fouillis de verdure...
|

Juste une allée au milieu de la
végétation. |

La maison aujourd'hui ! Du jardin, il
ne reste rien ! |
Ma vie à Sotteville, riche en menus plaisirs, était
un enchantement. Outre les promenades, sur lesquelles je reviendrai
plus loin, je m'attachais à diverses occupations. L'une d'entre
elles, le concours "Poustiquet" publié par le journal
Paris-Normandie, se révélait une grande affaire familiale.
Chaque jour, deux images de BD étaient publiées évoquant
des faits de société et tandis que Poustiquet était
pour, sa femme Hortense était contre, ou inversement (par
exemple "Pour ou contre la peine de mort"). La difficulté
du concours venait du fait qu'il fallait prévoir quel serait
le vote de tous les participants, le but du jeu étant de
se rapprocher le plus possible de l'ensemble des opinions émises.
On en discutait en famille, ma mère aussi participait à
ce concours et souvent les discussions allaient bon train pour essayer
de deviner les réponses probables de la majorité des
concurrents... Bien sûr, personne de chez nous n'a jamais
gagné !

Mon grand-père me racontait beaucoup d'histoires,
celle par exemple de son premier chausson aux pommes. Etant apprenti
boulanger à 12 ans, il avait voulu montrer son savoir-faire
en rentrant chez lui et avait proposé de confectionner un
chausson aux pommes familial, dans lequel sans doute, il avait fait
quelque erreur de fabrication, puisque celui-ci à force de
monter, était venu se coller aux parois du four ! Il expliquait
aussi comment son patron réalisait les puddings en récupérant
les divers invendus et en les mélangeant, gâteaux aux
fruits, à la confiture ou au chocolat, tout y passait...
Par la suite, il était entré au chemin de fer, alors
il me parlait de son métier de cheminot. Il m'emmenait à
la gare de triage et depuis le pont de Quatre-Mares qui enjambait
les rails, nous restions des heures à regarder les wagons
sur les aiguillages, tandis qu'il m'en commentait le fonctionnement.
Je trouvais ça passionnant. Il me racontait qu'il ne fallait
surtout pas se tromper d'aiguillage et à la suite il enchaînait
généralement sur les bombes qui avaient lapidé
le triage pendant la guerre, celles dont le bruit effrayait mais
qui n'étaient pas pour eux et plus insidieuses, celles qu'on
n'entendait pas venir et qui à coup sûr tombaient sur
la gare.
 |
|
Il évoquait alors les difficultés
de la guerre, les tickets de rationnement, les provisions qu'il
allait acheter à vélo, dans les fermes des environs,
les rutabagas, la chicorée (que des années plus tard
ma grand-mère continuait de mélanger à son
café), les alertes et la course pour s'abriter dans la cave,
Radio-Londres avec son émission clandestine "Les français
parlent aux français", la libération, les plages
du débarquement, Oradour-sur-Glane, Sainte-Mère-Eglise
et tous ces parachutistes tués en vol avant même d'avoir
pu atterrir...
Quand je me promenais avec mon grand-père, il ne se passait
pas de sortie, sans l'achat d'une friandise, mes préférées
étant les rochers congolais et les friands délicatement
parfumés. Il m'emmenait un peu partout, chez les commerçants
place de Verdun, place de l'Hôtel de ville, à la librairie
au bout de la rue des Abeilles, à la carrière pour
jeter des encombrants, au marché le jeudi et le dimanche,
au stade Sottevillais pour regarder les baigneurs dans la piscine
en plein air, sur la terrasse des Nouvelles Galeries où je
prenais un chocolat chaud et montais sur le cheval à bascule
moyennant une piécette glissée dans la fente, au jardin
des plantes de Sotteville pour voir les serres ou nous asseoir près
des bassins où parmi les gros poissons rouges, voguaient
de légers voiliers poussés par un courant d'air. Parfois,
quand un évènement importait était diffusé
à la télévision, nous nous arrêtions
un moment devant une vitrine d'électroménager, et
nous regardions l'envoûtant petit écran, depuis le
trottoir !
A mardi gras, nous entrions dans la salle des fêtes où
concouraient les enfants déguisés et je restais en
admiration devant les princesses en robe satinée et autres
reines d'un jour.
Comme il avait été cheminot, il ne payait pas le train,
ainsi nous le prenions volontiers. Nous nous rendions au jardin
public de Oissel, avec un casse-croûte pour le goûter
et une banale bouteille en fer blanc pleine d'eau, fermée
par un bouchon mécanique. Nous passions l'après-midi
au milieu des fleurs. De temps à autre, nous allions à
Rouen à la gare rue verte, au musée d'histoire naturelle,
à la tour Jeanne d'Arc...
Le summum, c'était quand nous mettions le cap sur la mer;
dans ce cas ma grand-mère était de la partie aussi.
Ce voyage en train était réellement magique pour moi
qui ne connaissais que la voiture comme moyen de transport. Nous
arrivions à Dieppe en fin de matinée, pique-niquions
sur la plage et après quelques heures bien remplies, nous
regagnions le logis et j'avais la tête pleine de rêves.
A certaines périodes de l'année, mes grands-parents
allaient passer quelques jours rue du Vert-Buisson à Grand
Quevilly, au domicile de mon arrière-grand-mère qui
sur la fin de ses jours était venue s'installer chez eux,
parce que frappée d'une paralysie partielle. Ils craignaient
que la résidence inhabitée ne fût réquisitionnée,
on l'entendait dire parfois, et c'est pourquoi ils y séjournaient
quelques semaines par an. Pour moi, rien de plus facile que de leur
rendre visite en traversant une propriété au bout
de la rue Fleury !
Même si je n'habitais plus avec eux, j'allais souvent les
voir à Sotteville. De surcroît, mes parents les emmenaient
de temps en temps en voiture pour une sortie dominicale, un meeting
aérien, une excursion à Cabourg-Houlgate d'où
nous revenions chargés de coques ramassés dans le
sable après une baignade dans l'eau froide de la côte
normande. Quelquefois, nous nous rendions à Caudebec-en-Caux
pour voir le mascaret. Ce phénomène, annoncé
à l'avance dans le journal, ne se produisait que dans certaines
conditions de vent et de marée. Une vague d'environ deux
mètres de haut remontait la Seine à grande allure
en affrontant le courant descendant ce qui constituait un danger
pour ceux qui se seraient aventurés trop près de la
berge. C'était un spectacle très couru et la foule
y venait en masse, cependant en 1963, les aménagements des
rives de la Seine ont causé sa disparition.
En janvier, pour les voeux de bonne année, nous conduisions
mes grands-parents dans la famille, à Crèvecoeur-en-Auge
par exemple, ou au Vaudreuil chez un couple de personnes âgées,
dont le logis me déplaisait, odeur de fumée froide
de la cheminée, chats empaillés un peu partout, sorte
de musée sombre et figé dans le temps. Je préférais
de beaucoup aller jouer dans le vaste clos alentour.

Mes grands-parents ont disparu l'un suivant l'autre, elle en 1990
et lui trois ans plus tard, après un très long chemin
ensemble, à travers les épreuves de la guerre, les
difficultés de la vie mais aussi et surtout les petits plaisirs
quotidiens, l'harmonie sereine, la sagesse rassurante, l'affection
bienveillante, le bonheur tranquille...
|