voyage en enfance
L'amour d'une mère...
on ne le remarque même pas. Jusqu'à ce qu'on en manque. (Pam
Brown)
Des "plus jamais"…
Ecrire
pour se souvenir, et les mots tremblent... Dans la ronde de
mes souvenances, il est un chef d'orchestre, vers qui tendent
beaucoup de mes histoires, ma mère, qui en disparaissant
a fermé la porte de l'enfance et tiré le rideau
de l'oubli. C'est elle qui cristallise bien des images que j'évoque,
même si elle en est absente ou seulement en filigrane,
parce que je la retrouve plus facilement là où
elle a vécu, chanté, parlé. Partout où
je regarde, elle est là... et elle n'y est pas. En nous
quittant, après sept ans d'espoirs vains, elle a emmené
tout un pan de nos vies et écrit des "plus jamais"
sur les murs de nos mémoires.
"Maman", dans ce mot-là, il y avait toute mon
enfance, tout mon passé, une mère qui chantait
tout le temps quand nous étions gosses, il y avait une
famille, des vacances, des petits riens, qui faisaient un bonheur.
Le traditionnel rôti du dimanche midi, le vieux phonographe
et les 78 tours de l'après-midi, les repas sous la tonnelle
dans la fraîcheur des soirs d'été, les départs
en vacances au milieu de la nuit, sous une montagne de valises
et de fouillis, les fêtes, tous ces Noëls de joie,
les cadeaux, les surprises, les oeufs de Pâques cachés
dans la verdure, les pousses de sapins rapportés de Haute
Savoie, les jeux de ballon et les courses de l'innocence...
Cet imbroglio de souvenirs, je ne sais pas le classer, mais
qu'importe ils sont tous là... ma mère qui joue
du piano, qui me rapporte chaque semaine des livres, des images,
du bonheur... notre jardin, les fleurs, les mauvaises herbes...
la naissance de ma soeur et, plus tard, nos fous rires du soir,
cachées sous les draps pour que nos parents ne nous entendent
pas... les menus plaisirs de toute une vie... une vie dont elle
s'est absentée à cinquante ans...
Elle aime les disques modernes, les chanteurs jeunes, elle aime
nous voir danser... Elle attend mon père qui travaille
de nuit, inquiète elle ne dort pas... Elle tricote pour
ses filles de jolis pulls colorés... Un bébé
est né (le mien), comme elle est contente, elle va pouvoir
jouer avec lui, le câliner, le voir grandir... Elle est
malade, elle ne peut pas le prendre dans ses bras, mais quand
elle ira mieux, elle se rattrapera !!!
L'écho du passé ricoche sur les vagues du temps,
invoquant mille choses, sa chanson préférée,
"les baladins", ceux qui "serpentent les routes
et viennent de loin parmi les champs de blé", les
sorties en barque sur le lac d'Annecy, les balades dans le jardin
public de Thônes ou chez nos amis à Mieussy, la
mer de glace, l'Espagne, la Haute Savoie... Et encore, les chansons,
les photos, les cartes postales qu'elle collectionnait, les
bibelots sur le buffet, ses habits, ses habitudes, les gâteaux,
les plats savoureux, la chance d'être ensemble. |
Maman
ce n'est pas ce cercueil triste et glacial, ce n'est pas ce
grand trou profond dans lequel elle va avoir si froid... Doucement,
il faut la descendre doucement, elle a mal... Elle est morte,
voilà trois petits mots qui n'ont pas de sens !
Trois petits mots... Trois cris silencieux...
On a beau les retourner de tous les côtés, ils
ne rendent qu'un son vide, ils ne disent rien du désespoir,
du manque, du déchirement qu'ils engendrent, rien de
la solitude de celle qui part au milieu de tous ses proches
réunis, ils sont durs et cruels, sans vie, sans coeur...
Elle était vivante avec encore tant de temps devant elle...
Plus jamais, c'est ce que je me dis en 1977, plus jamais nous
ne lui ferons de cadeaux, plus jamais je ne lui parlerai autrement
que par des silences, plus jamais elle ne portera Vincent, ne
le verra grandir, ni ne saura ses progrès que nous étions
si fiers de raconter. Elle n'a eu qu'un petit-fils et jamais
ne connaîtra les autres. Jamais elle ne saura que mon
petit garçon de deux ans, voyant sa chambre vide quelques
jours plus tard a demandé où elle était
et qu'il a disposé des petits cailloux sur sa tombe autour
des couronnes. Plus jamais, elle ne mangera avec nous, ni ne
verra les fleurs, le soleil, la pluie, la mer qu'elle aimait
photographier sous la tempête, plus jamais elle ne chantera
ni ne jouera de piano. Plus jamais, elle ne fera un signe de
la main à mon père, sur son solex, juste avant
qu'il ne tourne au bout de la rue et plus jamais n'entendra
les deux légers coups de sonnette qu'il donnait midi
et soir, pour signaler son arrivée.
Et malgré ces "plus jamais", et malgré
l'absence écrite à l'encre de larmes, ce qui survit
à ce moment-là, c'est l'harmonie d'avant, quand
nous allions à Rouen ensemble ou au marché le
mercredi matin, riant comme deux folles et nous dépêchant
de rentrer pour préparer le repas, les après-midis
de bavardage, les week-ends à Dieppe avec la caravane,
la promenade en bateau sur le lac majeur à Ispra, la
préparation des valises pour l'évasion estivale,
les joyeuses pêches aux coques à Cabourg, les dimanches
soirs chez mes grands-parents, nos vacances de l'été
précédent en Italie où elle était
si heureuse de s'occuper de son petit-fils, les cadeaux achetés
ensemble et en grand secret après des semaines d'hésitations
et de recherches à l'approche de Noël ou d'un anniversaire...
et le reste...
C'est comme ça qu'en ce triste printemps, je la garde,
avec ses cinquante ans définitifs, vivante et pleine
de projets de vacances, de maison à acheter, de marmots
à venir, de rire, quand la maladie n'était pas
encore venue ternir cette joie, juste avant que je n'aie l'impression
de ne plus exister, d'être une automate hors du temps,
de l'espace, de la vie... |
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