voyage en enfance
Il reste toujours
quelque chose de l'enfance, toujours... (Marguerite Duras)
spectacles...
J'ai
déjà parlé du grand champ qui s'étendait
derrière chez moi et qui accueillait nos ébats,
espace de jeu infini, parcelle de campagne dans la ville. Quand
la foire s'y installait, nous rêvions de balançoires
pour nous envoler jusqu'au ciel, nous regardions avec envie
les chaises qui tournoyaient dans le vent, nous gagnions occasionnellement
un poisson rouge dans un malheureux sachet en plastique et souvent
un tour de manège supplémentaire grâce au
pompon arraché avec fougue. Le soir, jusque tard dans
la nuit, la musique des manèges berçait notre
sommeil enchanté.
D'autres fois, c'était un cirque qui
venait planter là son chapiteau. Magie des animaux inconnus,
des clowns hilares, des trapézistes volants ! Et puis
au 14 juillet, il arrivait qu'un bal soit donné dans
le champ à la suite de la retraite aux flambeaux qui
parcourait la rue Albert Lacour. Et là encore, nous n'étions
pas prêts de dormir, notre chambre étant la pièce
la plus proche de toutes ces festivités !
Autrement, quand le vent soufflait de l'est, notre sommeil était
troublé par les nocturnes de foot du stade Robert Diochon.
Nous devinions, au ton des clameurs qui, de Rouen ou de son
adversaire, avait marqué le but. Mon père allait
au stade pour supporter les Diables Rouges Rouennais. Je l'accompagnais
à chaque fois que le match avait lieu en journée.
Toute petite, pour rien au monde, je n'aurais voulu rater l'entrée
colorée des joueurs sur la pelouse. C'étaient
des dimanches après-midi merveilleux que ceux où
j'allais au foot. Quelques années plus tard, je connaissais
tous les joueurs du FCR, leur place, leur façon de jouer,
leurs noms et surnoms (Tournier, Phelippon, Buron qu'on appelait
"mobylette", Manolios le gardien de but auquel succéda
Albert Duchêne... et la suite).
Dans les années 50 et 60, alors que
la télévision n'était pas entrée
dans chaque foyer, le cinéma avait beaucoup d'adeptes.
A deux ou trois kilomètres de chez nous, à Petit-Quevilly,
se trouvait le cinéma des Chartreux (actuel Exo7), où
nous avons vu toute la série des "Joselito"
et les fameux films sur la guerre, "la vache et le prisonnier",
"le jour le plus long", "la grande évasion"...
A Petit-Quevilly encore, dans une rue étroite pas loin
de la demi-lune, se tenait le Kursaal.
Plus près de chez nous, existait également un
cinéma, le Normandy, que j'avais oublié. Une salle
dans la rue Alfred de Musset, près du café Soublin,
un souvenir très flou... oui peut-être... aussi
fugitif qu'un parfum d'été qu'on croit saisir
en passant et qui s'évanouit avant qu'on n'ait pu s'en
assurer. C'est un ami qui me l'a rappelé, un voisin d'enfance,
retrouvé par hasard, quelques quarante ans plus tard.
En réveillant avec lui ce temps oublié, j'avais
l'impression de pouvoir retrouver les lieux disparus qui n'existaient
plus que dans nos mémoires... comme si on était
en mesure de les faire renaître en les évoquant.
N'est-ce pas ainsi que continuent de vivre les gens et les lieux
après leur disparition ?
|
De
temps en temps, avec mes grands-parents, j'allais au cinéma
sur le boulevard du 14 juillet, au Trianon ou au Jean Jaurès,
deux salles voisines. La séance durait presque trois
heures, car on projetait deux films, ou bien un documentaire
et un grand film, entrecoupés par un entracte pendant
lequel une ouvreuse passait avec son panier rempli de "bonbons,
chocolats, esquimaux glacés", comme le répétait
la litanie qu'elle chantonnait tout au long des allées,
tandis que divers artistes venaient se produire, jongleurs,
manipulateurs, chanteurs, groupes de rock... Les "Sparkles"
(de la rue Fleury), outre leurs prestations dans d'autres salles
de la région, animait parfois ces entractes de cinéma.
... et musique...
Ah ! la musique ! Depuis ma plus tendre enfance,
j'ai été en contact avec elle. Ma grand-mère
avait hérité d'un piano sur lequel je l'entendais
jouer quelquefois en suivant de vieilles partitions que je garde
maintenant comme des reliques. Ma mère, elle, avait suivi
les cours de Maurice Lenfant, maître carillonneur de la
Cathédrale de Rouen. J'aimais taper sur les touches en
ivoire jauni, dont quelques unes se teintaient légèrement
de vert avec le temps, mais davantage encore écouter
le son du piano. C'est toujours aujourd'hui l'instrument que
je préfère, quand les notes, caressées
par des doigts magiques, s'envolent, si belles que les yeux
embués tremblent.
Quand j'ai eu une dizaine d'années, après trois
ou quatre ans de solfège, je me suis inscrite à
l'école municipale de piano dans le vieux bourg de Grand
Quevilly. La prof me harcelait, parce que je n'avais pas d'instrument
chez moi. Je ne pouvais jouer que le dimanche à Sotteville,
ainsi je ne connaissais pas suffisamment mes exercices. Comme
je ne voulais pas avouer qu'un piano coûtait trop cher
pour nous, je racontais que j'en aurai un bientôt ! Toutes
les semaines, elle me demandait s'il était acheté...
Evidemment pas ! A la rentrée suivante je n'ai pas repris,
j'ai continué de tapoter toute seule sur le clavier...
Et j'aimais ça !
A quatorze ans, j'ai travaillé un mois
chez Bonprix à Saint Sever, je mettais les produits laitiers
en rayon et je grignotais régulièrement un bout
de gruyère dans la réserve, car j'adorais ce fromage.
Bref, j'ai travaillé uniquement pour me payer une guitare.
Elle m'a coûté mon mois de salaire ! Mais quel
bonheur ! L'objet en main, je ne savais même pas comment
on pouvait en sortir des sons. Comment obtenir autre chose que
ces six notes toujours identiques quand je grattais les cordes,
à quelque endroit du manche que ce soit ? Je n'avais
jamais vu personne jouer de cet instrument ! Personne pour me
renseigner... Ni mes proches, ni mes copines, personne ne possédait
de guitare autour de moi... Les filles encore moins que les
garçons...
J'ai appris toute seule, ce n'était pas facile, en achetant
une méthode pour débutants. Pas très explicite
! Il aurait fallu que j'aie au moins une idée sur la
manière de produire une note. Or, je n'en savais rien.
J'ai manipulé la gratte plusieurs jours avant de finalement,
par hasard, produire un son différent en posant mes doigts
sur les frettes. J'avais trouvé ! J'ai dès lors
appris tous les accords, étudié la méthode
et finalement joué quelques rythmiques – pas très
bien – toutefois c'était déjà beau
d'y être arrivée. Contrairement à maintenant,
je n'étais pas très exigeante à cet âge-là.
Et parce qu'un groupe de rock répétait dans un
garage à deux pas de chez moi, je prenais ma guitare,
j'accrochais dans ma chambre une affiche en carton que j'avais
crayonnée et moi aussi j'étais une vedette !
J'ai pourtant continué le piano et préparé
une "Invention de Bach" pour l'épreuve de musique
facultative du baccalauréat. Je la savais à la
perfection ! Dommage que l'audition ait eu lieu en public et
sur un piano à queue ! Déroutée par le
son inconnu de l'instrument et perturbée par les spectateurs,
je massacrai le morceau. Ce fut un désastre !
Sur ces rêves de musique, j'ai laissé
filer le temps et je me suis laissée emporter bien au
delà de l'âge tendre... Je reviendrai plus loin
sur mes toutes jeunes années. Mais à ce point
de mon récit, tandis que j'entre dans la vie active,
une nouvelle tragique vient bouleverser notre existence. Commence
alors un long chemin qui durera sept ans... |
|