spectacles...
J'ai déjà parlé du grand champ
qui s'étendait derrière chez moi et qui accueillait
nos ébats, espace de jeu infini, parcelle de campagne dans
la ville. Quand la foire s'y installait, nous rêvions de balançoires
pour nous envoler jusqu'au ciel, nous regardions avec envie les
chaises qui tournoyaient dans le vent, nous gagnions occasionnellement
un poisson rouge dans un malheureux sachet en plastique et souvent
un tour de manège supplémentaire grâce au pompon
arraché avec fougue. Le soir, jusque tard dans la nuit, la
musique des manèges berçait notre sommeil enchanté.
D'autres fois, c'était un cirque qui venait
planter là son chapiteau. Magie des animaux inconnus, des
clowns hilares, des trapézistes volants ! Et puis au 14 juillet,
il arrivait qu'un bal soit donné dans le champ à la
suite de la retraite aux flambeaux qui parcourait la rue Albert
Lacour. Et là encore, nous n'étions pas prêts
de dormir, notre chambre étant la pièce la plus proche
de toutes ces festivités !
Autrement, quand le vent soufflait de l'est, notre sommeil était
troublé par les nocturnes de foot du stade Robert Diochon.
Nous devinions, au ton des clameurs qui, de Rouen ou de son adversaire,
avait marqué le but. Mon père allait au stade pour
supporter les Diables Rouges Rouennais. Je l'accompagnais à
chaque fois que le match avait lieu en journée. Toute petite,
pour rien au monde, je n'aurais voulu rater l'entrée colorée
des joueurs sur la pelouse. C'étaient des dimanches après-midi
merveilleux que ceux où j'allais au foot. Quelques années
plus tard, je connaissais tous les joueurs du FCR, leur place, leur
façon de jouer, leurs noms et surnoms (Tournier, Phelippon,
Buron qu'on appelait "mobylette", Manolios le gardien
de but auquel succéda Albert Duchêne... et la suite).

Dans les années 50 et 60, alors que la télévision n'était pas entrée dans chaque foyer, le cinéma avait beaucoup d'adeptes. A deux
ou trois kilomètres de chez nous, à Petit-Quevilly, se trouvait le cinéma des Chartreux (actuel Exo7), où nous avons vu toute la série des "Joselito"
et les fameux films sur la guerre, "la vache et le prisonnier", "le jour le plus long", "la grande évasion"...
A Petit-Quevilly encore, dans une rue étroite pas loin de la demi-lune, se tenait le Kursaal.
Plus près de chez nous, existait également un cinéma, le Normandy, que j'avais oublié. Une salle dans la rue Alfred de Musset, près du café Soublin,
un souvenir très flou... oui peut-être... aussi fugitif qu'un parfum d'été qu'on croit saisir en passant et qui s'évanouit avant qu'on n'ait pu s'en assurer.
C'est un ami qui me l'a rappelé, un voisin d'enfance, retrouvé par hasard, quelques quarante ans plus tard. En réveillant avec lui ce temps oublié, j'avais l'impression
de pouvoir retrouver les lieux disparus qui n'existaient plus que dans nos mémoires... comme si on était en mesure de les faire renaître en les évoquant. N'est-ce
pas ainsi que continuent de vivre les gens et les lieux après leur disparition ?
De temps en temps, avec mes grands-parents, j'allais au cinéma
sur le boulevard du 14 juillet, au Trianon ou au Jean Jaurès,
deux salles voisines. La séance durait presque trois heures,
car on projetait deux films, ou bien un documentaire et un grand
film, entrecoupés par un entracte pendant lequel une ouvreuse
passait avec son panier rempli de "bonbons, chocolats, esquimaux
glacés", comme le répétait la litanie
qu'elle chantonnait tout au long des allées, tandis que divers
artistes venaient se produire, jongleurs, manipulateurs, chanteurs,
groupes de rock... Les "Sparkles" (de la rue Fleury),
outre leurs prestations dans d'autres salles de la région,
animait parfois ces entractes de cinéma.

... et musique
Ah ! la musique ! Depuis ma plus tendre enfance, j'ai été
en contact avec elle. Ma grand-mère avait hérité
d'un piano sur lequel je l'entendais jouer quelquefois en suivant
de vieilles partitions que je garde maintenant comme des reliques.
Ma mère, elle, avait suivi les cours de Maurice Lenfant,
maître carillonneur de la Cathédrale de Rouen. J'aimais
taper sur les touches en ivoire jauni, dont quelques unes se teintaient
légèrement de vert avec le temps, mais davantage encore
écouter le son du piano. C'est toujours aujourd'hui l'instrument
que je préfère, quand les notes, caressées
par des doigts magiques, s'envolent, si belles que les yeux embués
tremblent.
Quand j'ai eu une dizaine d'années, après trois ou
quatre ans de solfège, je me suis inscrite à l'école
municipale de piano dans le vieux bourg de Grand Quevilly. La prof
me harcelait, parce que je n'avais pas d'instrument chez moi. Je
ne pouvais jouer que le dimanche à Sotteville, ainsi je ne
connaissais pas suffisamment mes exercices. Comme je ne voulais
pas avouer qu'un piano coûtait trop cher pour nous, je racontais
que j'en aurai un bientôt ! Toutes les semaines, elle me demandait
s'il était acheté... Evidemment pas ! A la rentrée
suivante je n'ai pas repris, j'ai continué de tapoter toute
seule sur le clavier... Et j'aimais ça !
A quatorze ans, j'ai travaillé un mois chez
Bonprix à Saint Sever, je mettais les produits laitiers en
rayon et je grignotais régulièrement un bout de gruyère
dans la réserve, car j'adorais ce fromage. Bref, j'ai travaillé
uniquement pour me payer une guitare. Elle m'a coûté
mon mois de salaire ! Mais quel bonheur ! L'objet en main, je ne
savais même pas comment on pouvait en sortir des sons. Comment
obtenir autre chose que ces six notes toujours identiques quand
je grattais les cordes, à quelque endroit du manche que ce
soit ? Je n'avais jamais vu personne jouer de cet instrument ! Personne
pour me renseigner... Ni mes proches, ni mes copines, personne ne
possédait de guitare autour de moi... Les filles encore moins
que les garçons...
J'ai appris toute seule, ce n'était pas facile, en achetant
une méthode pour débutants. Pas très explicite
! Il aurait fallu que j'aie au moins une idée sur la manière
de produire une note. Or, je n'en savais rien. J'ai manipulé
la gratte plusieurs jours avant de finalement, par hasard, produire
un son différent en posant mes doigts sur les frettes. J'avais
trouvé ! J'ai dès lors appris tous les accords, étudié
la méthode et finalement joué quelques rythmiques
– pas très bien – toutefois c'était déjà
beau d'y être arrivée. Contrairement à maintenant,
je n'étais pas très exigeante à cet âge-là.
Et parce qu'un groupe de rock répétait dans un garage
à deux pas de chez moi, je prenais ma guitare, j'accrochais
dans ma chambre une affiche en carton que j'avais crayonnée
et moi aussi j'étais une vedette !
J'ai pourtant continué le piano et préparé
une "Invention de Bach" pour l'épreuve de musique
facultative du baccalauréat. Je la savais à la perfection
! Dommage que l'audition ait eu lieu en public et sur un piano à
queue ! Déroutée par le son inconnu de l'instrument
et perturbée par les spectateurs, je massacrai le morceau.
Ce fut un désastre !
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Sur ces rêves de musique, j'ai laissé filer le temps et je me suis laissée emporter bien au delà de l'âge tendre... Je reviendrai plus loin
sur mes toutes jeunes années. Mais à ce point de mon récit, tandis que j'entre dans la vie active, une nouvelle tragique vient bouleverser notre existence. Commence alors
un long chemin qui durera sept ans...
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