Instants d'enfance
J'ai dit au début de mon récit,
que mes tendres années s'étaient partagée entre
Sotteville et Grand Quevilly. Après cette chronique d'une
rue défunte, qui m'a emmenée assez loin jusqu'à
l'adolescence, je me retourne vers la toute petite enfance, là
même où les souvenirs sont si flous, que le doute vous
prend, à les évoquer. Pour autant, il est des goûts
et des sensations qui ne mentent pas. Si je me rappelle avec certitude
les commerçants ambulants qui passaient rue Fleury, je sais
aussi que je n'ai pas rêvé ces instants de bonheur
insaisissable, que représentait, chez ma grand-mère,
le passage de la voiture du crémier avec ses petits suisses
indémoulables, entourés d'un fin papier humide, et
ses yaourts aigres conditionnés dans des pots en verre consignés.
C'était une découverte pour moi, que ces fromages
frais qu'on servait à l'arrière de la fourgonnette
sur une planche faisant office de comptoir, un goût nouveau
que je ne connaissais pas, enrichi d'une touche de crème
fraîche, la saveur de l'enfance heureuse. Dès que le
klaxon retentissait devant la porte, ma grand-mère attrapait
son porte-monnaie et filait vers la barrière, non sans s'être
muni d'un bocal en verre destiné à recevoir la crème
épaisse puisée à la louche dans une lourde
jarre de terre. Je la suivais de près pour ne pas manquer
l'évènement. Le vendredi, passait aussi le poissonnier,
et tous les matins, le boulanger bien sûr.
Les autres courses, c'est mon grand-père
qui s'en chargeait. Il prenait sa mobylette, me juchait sur la selle
et marchait à côté de l'engin en le poussant.
Il pouvait du coup m'emmener partout et charger les sacs plein de
provisions sur le porte-bagages. Nous allions régulièrement
à l'économat, non loin de la gare de Sotteville. Ce
grand magasin, une sorte de coopérative qui appartenait à
la SNCF et auquel seuls les cheminots avaient accès, me paraissait
immense. Mais j'étais si petite ! En tout cas, une chose
retenait immanquablement mon attention : la vente du vin à
la tireuse, dans une odeur âcre de piquette.

Le jeudi, mes grands-parents se rendaient ensemble
au marché de Sotteville, avec moi, bien entendu. Pour réaliser
de bonnes affaires, ils attendaient la fin de matinée où
toujours quelque bonimenteur vantait sa marchandise devant une clientèle
captivée qui se prenait au jeu des " il n'y en aura
pas pour tout le monde..." et repartait chargée de la
"bonne occasion du jour", lot de torchons pur lin, service
de vaisselle en porcelaine, batterie de casseroles, épluche-légumes
miracle, coupe-frites sans effort, ustensile quelconque devenu en
un tour de main, incontournable.
Mes parents eux, se débrouillaient entre
commerçants ambulants, modestes boutiques, magasins "Coop"
où ils trouvaient à acheter à peu près
tout ce dont nous avions besoin et le marché de la demi-lune
à Petit-Quevilly. Restait ensuite à faire rentrer
dans la cave, les pommes de terre pour la saison, pommes de terre
qu'au printemps j'aidais mon père à dégermer,
sinon elles se flétrissaient et se seraient gâtées.
C'est mon oncle qui venait nous les livrer avec son camion. Il aidait
ma grand-mère paternelle (veuve depuis des années)
dans son travail à la graineterie située à
Elbeuf, en face de l'école des filles Racine, qui en 1986
fusionna avec l'école des garçons Voltaire, pour devenir
Mouchel établissement mixte.
Les grands immeubles actuels n'existaient pas encore dans la rue
de la République alors bordée de vieilles maisons
avec des cours intérieures, comme il en reste actuellement
dans certains quartiers d'Elbeuf. Quand j'y venais en vacances,
les cloches de l'église Saint Etienne, conjuguées
au roulement des camions sur les pavés qui faisaient trembler
les vitres, m'empêchaient de dormir la nuit. Mais quel délice
de jouer dans la graineterie, au milieu des bacs de maïs, de
blé et autres graines poussiéreuses et de monter sur
la balance à grains, cela entre deux incursions à
l'épicerie voisine qui nous ouvrait ses portes pour quelque
délicieux roudoudou ou cocoboer !

Un de mes oncles maternels livrait le charbon
à la tonne chez mes grands-parents de Sotteville. Chez moi
au contraire, on n'en achetait pas beaucoup, car mon père
récupérait du bois de chauffage sur la Seine, à
l'aide du "crapaud" de sa grue, pour que cela revienne
moins cher. C'est ainsi que chaque soir, au delà de ses dix
heures de travail quotidien, il cassait du bois jusqu'à l'heure
du repas, pour assurer le chauffage du lendemain. De ce fait, mes
parents mangeaient tard et nous les filles, nous dînions seules,
avant eux. Par contre, l'été nous avions plus souvent
la chance de partager leur repas, c'était une vraie fête,
davantage encore quand cela se passait sous la tonnelle...
Ce bois pêché au jour le jour, la lourde cuisinière
en fonte bleue en était gourmande et il fallait sans arrêt
ouvrir les ronds de poêle pour l'alimenter. Elle servait tout
à la fois pour le chauffage et la cuisine, fournissait l'eau
chaude grâce à un robinet situé sur le devant,
tenait nos chaussons au chaud derrière les portes du bas,
réchauffait les briques qu'on glissait, enveloppées
de papier journal, dans les draps glacés le soir, faisait
chanter la bouilloire perpétuellement posée du côté
le moins chaud, cuisait rôtis et gâteaux dans son four
rougeoyant. A Sotteville, en outre, sur une cuisinière identique,
on cuisait le poisson à l'aide d'un gril en fil de fer qu'on
plaçait au dessus des flammes, on grillait aussi le pain
en le posant à même la plaque d'acier et on chauffait
l'étage rien qu'avec le passage du tuyau de poêle.
Cette cuisinière, il fallait l'allumer
chaque matin, papier, petit bois et bûches, dans la froidure
que la nuit avait apportée, dans l'odeur des allumettes craquées
et des cendres froides qu'en sortant le long tiroir-cendrier on
allait vider dans le jardin ou répandre sur le trottoir les
jours de neige pour parer aux glissades des passants. On en profitait
pour remplir le seau à charbon. Un coup de tisonnier dans
les grilles du côté, un réglage à la
clé du tuyau de poêle pour en assurer le tirage et
une fois par semaine, avant l'allumage, le nettoyage du dessus de
la cuisinière au "Zébracier" et à
la toile émeri ou à la laine d'acier.
Si on oubliait de charger des bûches, elle s'éteignait...
Il fallait remettre du "petit loup" et raviver la flamme.
Un jour qu'il n'y avait plus de bûchettes d'avance, ma mère
avait pris la hachette pour en fendre quelques unes et s'était
tout bonnement coupé l'extrémité charnue du
pouce. Je l'avais accompagnée à grands pas jusqu'à
la pharmacie Ricou. On aurait pu nous suivre à la trace avec
le sang qui coulait sur le chemin. Même pour un pouce coupé,
on n'allait pas chez le médecin !
Quand nous étions malades, nous subissions le supplice des
cataplasmes à la moutarde, brûlants et piquants, qui
nous faisaient pleurer toutes les larmes de notre corps. Pour les
rhumes, nous avions droit aux inhalations à base de plantes
ou d'essence algérienne. Quelques gouttes versées
dans un bol d'eau bouillante au-dessus duquel nous devions nous
maintenir, la tête recouverte d'une grande serviette qui nous
empêchait d'inspirer autre chose que la vapeur dégagée
et le miracle s'accomplissait, nous pouvions de nouveau respirer.
Chez mes grands-parents, la pharmacie familiale se bornait à
une boîte d'Aspro, de l'alcool à 90°, de l'eau
oxygénée, du mercurochrome, de la gaze et du sparadrap,
sans oublier l'épouvantable huile de foie de morue qu'il
me fallait ingurgiter le soir, pour m'armer contre la maladie !
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