voyage en enfance

L'enfance trouve son paradis dans l'instant. (Louis Pauwels)

 

Instants d'enfance

J'ai dit au début de mon récit, que mes tendres années s'étaient partagée entre Sotteville et Grand Quevilly. Après cette chronique d'une rue défunte, qui m'a emmenée assez loin jusqu'à l'adolescence, je me retourne vers la toute petite enfance, là même où les souvenirs sont si flous, que le doute vous prend, à les évoquer. Pour autant, il est des goûts et des sensations qui ne mentent pas. Si je me rappelle avec certitude les commerçants ambulants qui passaient rue Fleury, je sais aussi que je n'ai pas rêvé ces instants de bonheur insaisissable, que représentait, chez ma grand-mère, le passage de la voiture du crémier avec ses petits suisses indémoulables, entourés d'un fin papier humide, et ses yaourts aigres conditionnés dans des pots en verre consignés. C'était une découverte pour moi, que ces fromages frais qu'on servait à l'arrière de la fourgonnette sur une planche faisant office de comptoir, un goût nouveau que je ne connaissais pas, enrichi d'une touche de crème fraîche, la saveur de l'enfance heureuse. Dès que le klaxon retentissait devant la porte, ma grand-mère attrapait son porte-monnaie et filait vers la barrière, non sans s'être muni d'un bocal en verre destiné à recevoir la crème épaisse puisée à la louche dans une lourde jarre de terre. Je la suivais de près pour ne pas manquer l'évènement. Le vendredi, passait aussi le poissonnier, et tous les matins, le boulanger bien sûr.

Les autres courses, c'est mon grand-père qui s'en chargeait. Il prenait sa mobylette, me juchait sur la selle et marchait à côté de l'engin en le poussant. Il pouvait du coup m'emmener partout et charger les sacs plein de provisions sur le porte-bagages. Nous allions régulièrement à l'économat, non loin de la gare de Sotteville. Ce grand magasin, une sorte de coopérative qui appartenait à la SNCF et auquel seuls les cheminots avaient accès, me paraissait immense. Mais j'étais si petite ! En tout cas, une chose retenait immanquablement mon attention : la vente du vin à la tireuse, dans une odeur âcre de piquette.

La mobylette de mon grand-père (poussiéreuse) existe encore.

Le jeudi, mes grands-parents se rendaient ensemble au marché de Sotteville, avec moi, bien entendu. Pour réaliser de bonnes affaires, ils attendaient la fin de matinée où toujours quelque bonimenteur vantait sa marchandise devant une clientèle captivée qui se prenait au jeu des " il n'y en aura pas pour tout le monde..." et repartait chargée de la "bonne occasion du jour", lot de torchons pur lin, service de vaisselle en porcelaine, batterie de casseroles, épluche-légumes miracle, coupe-frites sans effort, ustensile quelconque devenu en un tour de main, incontournable.

Mes parents eux, se débrouillaient entre commerçants ambulants, modestes boutiques, magasins "Coop" où ils trouvaient à acheter à peu près tout ce dont nous avions besoin et le marché de la demi-lune à Petit-Quevilly. Restait ensuite à faire rentrer dans la cave, les pommes de terre pour la saison, pommes de terre qu'au printemps j'aidais mon père à dégermer, sinon elles se flétrissaient et se seraient gâtées. C'est mon oncle qui venait nous les livrer avec son camion. Il aidait ma grand-mère paternelle (veuve depuis des années) dans son travail à la graineterie située à Elbeuf, en face de l'école des filles Racine, qui en 1986 fusionna avec l'école des garçons Voltaire, pour devenir Mouchel établissement mixte.

Elbeuf.

Les grands immeubles actuels n'existaient pas encore dans la rue de la République alors bordée de vieilles maisons avec des cours intérieures, comme il en reste actuellement dans certains quartiers d'Elbeuf.
Quand j'y venais en vacances, les cloches de l'église Saint Etienne, conjuguées au roulement des camions sur les pavés qui faisaient trembler les vitres, m'empêchaient de dormir la nuit. Mais quel délice de jouer dans la graineterie, au milieu des bacs de maïs, de blé et autres graines poussiéreuses et de monter sur la balance à grains, cela entre deux incursions à l'épicerie voisine qui nous ouvrait ses portes pour quelque délicieux roudoudou ou cocoboer !

Un de mes oncles maternels livrait le charbon à la tonne chez mes grands-parents de Sotteville. Chez moi au contraire, on n'en achetait pas beaucoup, car mon père récupérait du bois de chauffage sur la Seine, à l'aide du "crapaud" de sa grue, pour que cela revienne moins cher. C'est ainsi que chaque soir, au delà de ses dix heures de travail quotidien, il cassait du bois jusqu'à l'heure du repas, pour assurer le chauffage du lendemain. De ce fait, mes parents mangeaient tard et nous les filles, nous dînions seules, avant eux. Par contre, l'été nous avions plus souvent la chance de partager leur repas, c'était une vraie fête, davantage encore quand cela se passait sous la tonnelle...
Ce bois pêché au jour le jour, la lourde cuisinière en fonte bleue en était gourmande et il fallait sans arrêt ouvrir les ronds de poêle pour l'alimenter. Elle servait tout à la fois pour le chauffage et la cuisine, fournissait l'eau chaude grâce à un robinet situé sur le devant, tenait nos chaussons au chaud derrière les portes du bas, réchauffait les briques qu'on glissait, enveloppées de papier journal, dans les draps glacés le soir, faisait chanter la bouilloire perpétuellement posée du côté le moins chaud, cuisait rôtis et gâteaux dans son four rougeoyant. A Sotteville, en outre, sur une cuisinière identique, on cuisait le poisson à l'aide d'un gril en fil de fer qu'on plaçait au dessus des flammes, on grillait aussi le pain en le posant à même la plaque d'acier et on chauffait l'étage rien qu'avec le passage du tuyau de poêle.

Seau à charbon, bouiloire, zébracier

Cette cuisinière, il fallait l'allumer chaque matin, papier, petit bois et bûches, dans la froidure que la nuit avait apportée, dans l'odeur des allumettes craquées et des cendres froides qu'en sortant le long tiroir-cendrier on allait vider dans le jardin ou répandre sur le trottoir les jours de neige pour parer aux glissades des passants. On en profitait pour remplir le seau à charbon. Un coup de tisonnier dans les grilles du côté, un réglage à la clé du tuyau de poêle pour en assurer le tirage et une fois par semaine, avant l'allumage, le nettoyage du dessus de la cuisinière au "Zébracier" et à la toile émeri ou à la laine d'acier.
Si on oubliait de charger des bûches, elle s'éteignait... Il fallait remettre du "petit loup" et raviver la flamme. Un jour qu'il n'y avait plus de bûchettes d'avance, ma mère avait pris la hachette pour en fendre quelques unes et s'était tout bonnement coupé l'extrémité charnue du pouce. Je l'avais accompagnée à grands pas jusqu'à la pharmacie Ricou. On aurait pu nous suivre à la trace avec le sang qui coulait sur le chemin. Même pour un pouce coupé, on n'allait pas chez le médecin !

Quand nous étions malades, nous subissions le supplice des cataplasmes à la moutarde, brûlants et piquants, qui nous faisaient pleurer toutes les larmes de notre corps. Pour les rhumes, nous avions droit aux inhalations à base de plantes ou d'essence algérienne. Quelques gouttes versées dans un bol d'eau bouillante au-dessus duquel nous devions nous maintenir, la tête recouverte d'une grande serviette qui nous empêchait d'inspirer autre chose que la vapeur dégagée et le miracle s'accomplissait, nous pouvions de nouveau respirer.
Chez mes grands-parents, la pharmacie familiale se bornait à une boîte d'Aspro, de l'alcool à 90°, de l'eau oxygénée, du mercurochrome, de la gaze et du sparadrap, sans oublier l'épouvantable huile de foie de morue qu'il me fallait ingurgiter le soir, pour m'armer contre la maladie !

Médicaments

Sommaire Les jeunes de la rue Fleury La cuisine familiale

 



Voyage en Enfance