voyage en enfance

Le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants... (Renaud)

 

chronique d'une rue défunte (Suite)

Les jeunes de la Rue Fleury

Six maisons du voisinage étaient occupées par des personnes d'un certain âge sans enfants… Les huit autres étaient peuplées de gamins parfois nombreux… Marie-Claude, Marie-José, Anne-Marie et Jean-Luc… Jeannine, Sylvain et leurs quatre ou cinq frères et sœurs… Philippe et Catherine... Mon copain Joël et sa fratrie Daniel, Patrick et Patricia… Ma copine Yvonne et sa sœur Ginette… Alain le musicien, batteur-chanteur… Chez nous, nous étions deux filles, Christine et Chantal. Il y avait enfin Johannès, un piètre voyou qui l'année de mes dix-neuf ans avait profité de notre départ en vacances, pour cambrioler notre domicile avec sa bande. La télévision dont nous disposions depuis quelques mois avait disparu et la plupart de mes vêtements aussi. Il a été arrêté ensuite, puis libéré. Si nous avions récupéré la télé, il m'arrivait cependant de le croiser dans le quartier avec mon pull rouge sur le dos !!
Tous ces enfants ne sont pas restés gravés dans ma mémoire avec la même force… Il en est pourtant quelques uns qui ont laissé des traces indélébiles.

En ce temps-là, en parcourant la rue Fleury jusqu'à son extrémité, on débouchait sur un vague chemin de terre qui vers la gauche permettait de rejoindre le champ et vers la droite menait à une zone pavillonnaire qu'on appelait – je l'ai appris récemment – le quartier des Italiens. Le long de ce sentier se trouvaient plusieurs bâtisses que je ne situe plus très bien, mais dont l'une possédait un vaste jardin que je n'ai pas oublié parce qu'en le traversant (on nous y avait autorisés), nous pouvions aller chez mon arrière-grand-mère qui habitait rue du Vert Buisson, une voie maintenant disparue et remplacée par celle du Fort de Douaumont. On atteignait sa maison par une longue allée qui traversait de part en part un potager. Une porte flanquée de deux fenêtres et sur le côté droit une entrée vers la cour arrière, abritée par un préau obscur que j'aimais beaucoup. On pouvait jouer dehors, même par temps de pluie. Dans la maison voisine, j'avais fait connaissance avec Annie qui avait deux ou trois ans de moins que moi, mais que je retrouvais avec impatience à chaque fois que je me rendais là-bas.

Juste avant le passage non goudronné auquel aboutissait la rue Fleury, une demeure en bois, toute en longueur, avec un balai suspendu à l'envers près de la porte d'entrée, abritait la famille de ma copine Yvonne. A quelques pas, avait été édifié un second bâtiment, qu'on appelait le "chalet". Je n'ai jamais vu personne dans ce chalet qui m'intriguait et auquel on accédait par quelques marches en bois. Il appartenait à la tante d'Yvonne qui n'y venait pas. Mes pas me portaient fréquemment chez eux, la distance à parcourir s'avérait insignifiante, notre ruelle ne mesurant pas plus de 150 mètres ! La mère de ma copine travaillait et nous étions bien contentes d'être seules et libres d'agir à notre guise. Il nous était interdit de grimper dans l'arbre imposant qui ombrageait la porte et d'en cueillir les cerises. Pourtant, combien en avons-nous mangées, mûres ou pas, qu'importe, certaines de l'impunité, il y en avait tant que ça ne pouvait se voir… sauf  le jour où un noyau de cerise resta collé sur le chemisier d'Yvonne, à son insu ! La preuve évidente, obstinée, nous avait trahies au retour de sa mère et notre air ingénu n'avait pas réussi à la convaincre de notre innocence, forcément...

Le balai près de la porte.

Certaines fois, nous faisions des crêpes, une chose également interdite, puisqu'il fallait allumer le gaz et que nous n'étions pas bien vieilles. Et quelles crêpes ! Sans œufs bien sûr, car ils auraient manqué le soir. Alors, un peu de lait, de la farine, du sucre et c'était un délice, le goût de l'interdit. Après, il fallait tout laver et laisser la porte ouverte pendant un bon moment pour que l'odeur disparaisse (mais disparaissait-elle vraiment ?) tandis que nous regardions quelque "Chapi-chapo", "Zorro" ou "Rintintin" que diffusait la télé en sourdine, images un peu magiques, parce que chez moi la télévision n'existait pas.
A force de lire le "Club des cinq", nous avions fini par créer le "Club des deux". Nos aventures les plus périlleuses se sont souvent bornées à affronter de dangereuses araignées tapies dans le noir de quelque bâtiment que je ne situe plus très bien, une cave peut-être. Un pas bien grand mérite, puisque je n'en avais aucune peur et étais capable de les attraper par les pattes. Quelle gloire !
La seule invention qui faillit mal tourner et aussi notre pire méfait, fut d'aller vendre à Sainte Lucie des enveloppes de notre confection, remplies de découpages et d'images diverses, en prétendant que le bénéfice de la vente irait à la coopérative de l'école. Nous les proposions à "deux francs six sous", c'est à dire trois fois rien et c'est peut-être ce qui alerta un de nos acheteurs, à moins que ce ne fût l'étrange contenu des dites enveloppes, d'autant que l'homme en question n'était rien moins que le mari d'une institutrice ! Bien que l'objet de notre expédition eût été de garnir de quelques piécettes la cagnotte de notre "Club des deux", nous nous dépêchâmes d'inventer une bonne raison à l'escroquerie. Notre copine Catherine, avec son bras cassé depuis quelques jours, nous fournit sans le savoir le prétexte idéal. Nous alléguâmes que nous voulions acheter des livres pour occuper ses heures d'ennui. Le sermon s'adoucit et si on ne nous félicita pas, on loua quand même notre bon coeur tout en nous enjoignant de ne pas recommencer !!!

Sans attendre notre reste, ni surtout que dans la cage d'escalier les autres clients spoliés s'aperçoivent à leur tour de la supercherie, nous filâmes à toute allure vers le Grand Quevilly qu'on appelait "Extension", quittant le quartier Sainte Lucie, avec les joues en feu !

Quand je n'étais pas avec Yvonne, je jouais avec Joël, mon voisin d'en face. De chez lui s'échappaient journellement la complainte d'un violon que Daniel l'aîné des garçons faisait pleurer ou les notes du piano que dès l'âge de trois ou quatre ans, Joël apprivoisait.
Il avait perdu son père dans un accident de mobylette, un peu au-delà de la petite librairie. Nous n'avions pas beaucoup plus de huit ans quand c'est arrivé et je n'ai pas oublié la nuit où on est venu nous prévenir qu'un accident avait eu lieu. Mes parents avaient accompagné la voisine sur le lieu du drame. Quel tragique évènement !

La maison de Joël, vue depuis ma cour.

Avec Joël, nous inventions de nouveaux personnages d'un jour sur l'autre. Quand nous jouions chez moi, ce n'étaient que jeux de garçons, poursuites effrénées dans le champ, billes s'affrontant dans les allées en terre battue, batailles de soldats ou courses de voitures (des Dinky Toys, bien sûr, la marque en vogue !) dans le bac à sable que mon père avait aménagé au pied du haut mur de clôture.

Dinky Toys.

Quand nous allions chez lui, les rôles changeaient. Nous devenions un couple chargé de mouflets (les jumeaux qui avaient quatre ans de moins que nous). Dans le fond de son jardin, s'élevait une charmante cabane en bois joliment aménagée pour nos jeux. C'était notre logis. Dans le même coin, poussait une haie de groseilliers, à moins que ce ne fussent des framboisiers. Régulièrement, nous en en prélevions une bonne cueillette, que nous écrasions consciencieusement avec du sucre, pour simuler la confiture que, comme les aînés, nous étions en train de préparer.
Plus tard, en grandissant, nous avons moins joué ensemble et quand les familles ont commencé à quitter le quartier, nous nous sommes perdus de vue. Mais auparavant, à mon mariage, il m'avait fait l'amitié de tenir le piano pendant la cérémonie dans l'église.

The Sparkles.

Parmi les jeunes du coin, il y avait aussi Alain qui habitait à deux pas de chez moi, dans une grande maison avec un garage où des garçons répétaient ! Je ne connaissais que lui, les autres, je ne savais pas qui ils étaient. Quarante ans plus tard, j'ai appris que Franck Langolff (compositeur pour Renaud, Vanessa Paradis, Yannick Noah, Johnny, Patricia Kaas, Alain Souchon, Florent Pagny, Garou... et j'en passe, grand prix de la chanson française en 2006, l'année où il est décédé) était un de ceux qui hantaient ces lieux.
J'avais environ 14 ans quand j'ai su qu'Alain venait de sortir un 45 tours, avec son premier groupe les "Sparkles". C'est sa mère qui en avait parlé à la mienne. Ce disque que j'étais aussitôt allée acheter chez lui, je l'ai écouté, écouté... seule ou avec mes copines. Depuis quelque temps en effet, je possédais un électrophone que j'installais volontiers dans le jardin. Ma copine Lydia apportait des piles de 45 tours, moi je sortais les miens et nous passions des heures à écouter de la musique au milieu des fleurs. Je n'étais pas peu fière d'avoir un voisin musicien ! Une "star", qui passait dans sa Dauphine, alors que nous n'étions encore que des gamines en vélo ! A une époque où les médias n'étaient pas légion, cette gloire éclaboussait toute la rue...

La musique, comme l'écriture, nourrit l'imaginaire… Le dimanche, j'usais le piano de ma grand-mère, en rêvant d'emmêler les notes, pour que s'envolent des mélodies – en mineur, parce que c'est beau à pleurer quand c'est bien joué – et après le lycée et les copains, j'égratignais ma guitare, je dévorais les livres, j'écrivais...

Musique, musique et moi !

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