voyage en enfance

On s'aperçoit que ce n'était pas l'endroit qu'on regrettait, mais son enfance. (Sam Ewing)

 

chronique d'une rue défunte (Suite)

Boutiques et artisans du quartier

A l'extrémité du champ qui jouxtait ma maison, demeurait un ferrailleur. Nous avions l'habitude de récupérer les capsules métalliques, ou quelqu'autre morceau de ferraille, pour aller les lui vendre et récolter ainsi deux ou trois pièces. Il nous achetait ça entre 5 et 10 centimes le kilo, selon le métal ! Une fortune !!!

Nous avions vite fait de les dépenser à la petite épicerie située au bout de la rue, une boutique si étroite que trois clients l'emplissaient… Sur un comptoir un peu trop haut pour nous, étaient alignés de grands bocaux transparents, remplis de bonbons colorés. Nous avions coutume d'acheter des caramels à 1 franc (l'ancien franc valait 1 centime), notre pécule ne nous permettant guère mieux. Les jours de richesse, nous osions un malabar à 5 francs et s'il se révélait gagnant – quelle chance – nous en avions un gratuit en plus. On y trouvait aussi de ces longues pochettes surprises, en forme de cornet, roses pour les filles, bleues pour les garçons, dans lesquelles se dissimulait sous de grosses boules de papier chiffonné, un dérisoire jouet de pacotille et, comme dans la chanson de Renaud, des mistrals gagnants, des roudoudous, des cocos boers ou des carambars avec des devinettes inscrites sur le papier d'emballage!

Epicerie

Derrière le comptoir s'alignaient quelques étagères garnies de boîtes de conserves voisinant avec le "Miror", les boîtes de cirage "Kiwi" ou "Zohar", les grosses boîtes d'allumettes, le savon de Marseille, le papier tue-mouches, les macaronis ou la bouillie "Blédine" pour bébé. Mmm ! Quel régal cette bouillie chapardée dans l'assiette de ma petite soeur !

Blédine, Miror, cirage

Au fond à gauche, se dressait un minuscule étal de légumes à côté de la balance à plateaux de cuivre et de sa cohorte de poids. Le beurre, le fromage, je ne sais plus... Les clients demandaient un par un les produits dont ils avaient besoin, les rangeant soigneusement dans leur sac. Alors venait cette minute étonnante où l'épicière munie d'un gros crayon gras déniché au dessus de son oreille, calculait à une vitesse vertigineuse l'addition finale, notant sans y faillir chaque retenue et puis ce pittoresque carnet, où elle "marquait" les dépenses quotidiennes que beaucoup réglaient par quinzaine quand arrivait l'acompte (modeste avance sur le salaire), un carnet aux pages noircies d'une invraisemblable concentration de "pattes de mouche" alignées en colonnes bancales.
Notre épicerie exigue n'était pas la seule du quartier, mais la plus proche, donc celle que nous visitions le plus souvent. Il y en avait une deuxième en face du champ, rue Albert Lacour. Un peu plus loin se tenaient les coopérateurs et la mercerie accolée, et ensuite l'épicerie-bureau de tabac Soublin où j'allais acheter le tabac gris et les feuilles ocb de mon père, chaque semaine.

Partie de la rue Albert Lacour au bord du champ (au fond le nouveau château d'eau abattu en 2006).

Mais mon magasin de prédilection, c'était la librairie… En sortant de la rue, il me fallait tourner à gauche et marcher quelques pas pour entrer dans le monde du rêve… Je lisais déjà beaucoup. Je me plantais devant le tourniquet chargé de bouquins de bibliothèque rose ou verte, le faisant tourner doucement et infiniment, pour découvrir la perle rare, le livre que je ne connaissais pas encore, un nouveau arrivé forcément, parce que j'avais presque tout lu, certains que j'avais achetés (300 francs le volume), d'autres que m'avait prêtés Lydia, une copine de classe avec qui nous échangions des piles entières de bouquins. Ah ! ces "Enid Blyton": "Club des cinq"... "Clan des sept"… "Mystères" ! Et ces "Michel"… "Alice"…"Les 7 compagnons"…"Fantômette"... qui tous, jusqu'à la fin des années 60 n'étaient que du texte pur agrémenté ici ou là, d'une page illustrée.

Librairie

C'était l'époque des boutiques pittoresques dont on ne savait pas que bientôt elles fermeraient leur porte d'un ultime tour de clé, le règne des artisans et du commerce de proximité. Rue Albert Lacour, au-delà de la librairie avec ses deux vitrines, stationnaient quelques caravanes où vivaient à demeure les "Boers", marchands de chaussures sur les marchés. Plus loin vers le nord, au rond point du Chant des Oiseaux, se trouvaient la pharmacie Ricou, le marchand de Solex "Etasse", et juste après l'usine des Fermetures Eclairs qui après 1950 comptait presque un millier d'ouvrières, avant de clore son activité quelques deux décennies plus tard.

Usine des Fermetures Eclair.

En sortant de la rue Fleury et en se dirigeant vers le sud-ouest, on atteignait aux abords de l'école maternelle, la boucherie où on m'envoyait acheter la viande, une cordonnerie où pour trois sous nos chaussures éculées reprenaient vie, une droguerie située plus haut sur la route du collège, une mercerie enfin avec ses bobines de fil aux dévidoirs en bois, ses pelotes de laine, son coton à repriser DMC, ses tiroirs remplis d'une multitude de boutons de toutes tailles et couleurs et ses oeufs à repriser en bois, d'un autre âge...

Couture


 ...VOIR LE PLAN DU QUARTIER DANS LES ANNEES 50-60...

Dans la rue Fleury même, était installée une entreprise qui donnait du travail à une soixantaine d'ouvriers sur divers chantiers de la région et dont les bâtiments se cachaient discrètement derrière une grande maison blanche à étage si bien que passant tous les jours devant pour aller chez une amie, je n'avais jamais remarqué leur existence.

Enfin, dernière réminiscence de cette ère révolue, à environ un kilomètre au sud de chez nous, ce qui semblait une distance considérable à l'âge de l'enfance, se trouvait la ferme Grenet, une exploitation importante, sise au Rond Point Sainte Lucie, dans les années où l'ancien château d'eau était encore debout. Plus tard il fut remplacé par un autre beaucoup plus important, lui-même détruit à son tour en mai 2006.

Le quartier
Les photos que j'ai pu récupérer ne sont pas de très bonne qualité. Au moins ont-elles le mérite d'exister !

C'était aussi le temps des démarcheurs à domicile, de ceux qui frappaient à la porte, attendant qu'elle s'entrebaille pour glisser leur pied dans l'ouverture et ne vous lâchaient plus, vous entraînant dans un boniment incompressible qui pouvait durer fort longtemps. J'ai le souvenir de l'un d'eux, vendeur d'aspirateurs, qui avait réussi à s'introduire dans notre cuisine. Ma mère ne savait plus comment s'en débarrasser, il débitait des arguments à n'en plus finir. Quand finalement, il décida de renoncer et de partir, je filai à toute vitesse chez ma copine Yvonne pour prévenir sa mère de l'imminence du fléau ! Elle l'attendait donc de pied ferme quand il arriva. Dès les premiers mots, elle lui assena qu'elle disposait déjà d'un aspirateur à sa façon et, devant son regard interrogateur, lui désigna le balai accroché à l'envers près de l'entrée, sur le mur extérieur. Le temps que le bonimenteur revienne de sa surprise, la porte était refermée.

Se manifestait également à intervalles réguliers le marchand de "Bourgeons de sapin" des Vosges, à qui on achetait de ces petite boîtes en fer pleines de bonbons durs en forme de bourgeons, réputés calmer la toux et qui en tout cas avaient un délicieux goût mentholé et une douce odeur de résine. Lui, on l'accueillait avec plaisir et on faisait provision d'air pur pour l'hiver. Et puis, c'était le rempailleur de chaises qui se présentait à notre porte, le chiffonnier qui venait s'enquérir de vieux vêtements ou de ferrailles à acheter, épisodiquement un aveugle qui vendait des savonnettes, une marchande de dentelles, un camelot qui vantait la qualité de son linge de maison, un vendeur de montres ou de lacets de chaussures, une bohémienne...

C'était un âge, plein du charme des choses disparues. Dans le quartier, défilaient tour à tour, le boulanger avec sa camionnette, les marchands de charbon ou de pommes de terre, l'acheteur de peaux de lapins qui criait haut et fort "peaux d'lapins ! peaux d'lapins !" pour annoncer son passage, le rémouleur avec son chant psalmodique : "ciseaux, couteaux, rasoirs !" N'empêche que je trouvais plus intéressante l'arrivée de la voiture du marchand de glace qui actionnait sa trompe, jusqu'à ce qu'une joyeuse troupe de gosses surgis d'un peu partout, arrive en courant et en se léchant les babines...

Sommaire Chronique d'une rue défunte Les jeunes de la rue Fleury

 



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